Le rapport d’activité 2023 de l’Agence nationale du DPC a été publié le 5 septembre. Plusieurs tendances fortes se dégagent pour cette première année triennale : le plébiscite du e-learning par les professionnels de santé, une relative augmentation de l’usage des EPP mais aussi du nombre d’organismes de DPC. Ce qui constitue une mine d’or d’informations et de données sur les pratiques des professionnels, des ODPC et sur la vision de l’ANDPC. Pourquoi cela nous intéresse-t-il ? Parce que Dokeos LMS est la plateforme e-learning privilégiée des organismes de DPC. Dans ce cadre, nous avons proposé à Mme Lenoir-Salfati, directrice générale de l’Agence, un entretien exclusif. Elle y a largement développé son point de vue, clarifiant les positions de la structure sur l’EPP, les critères qualité attendus et sur les ODPC. Etaient également présents lors de cet entretien, Laurent Deneau, responsable Pilotage et Valorisation de la Donnée et Sabine Cohen-Hygounenc, directrice des relations des usagers.
Dokeos : Les professionnels de santé privilégient le e-learning, qui représente près de 52 % des inscriptions. Un chiffre qui est en constante augmentation. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Michèle Lenoir-Salfati : C’est une tendance qui se confirme plus qu’elle n’apparaît. En 2021 et 2022, c’était déjà le cas. Cela a démarré en 2020. On a d’abord pensé que c’était conjoncturel compte tenu de la crise Covid et du confinement. Beaucoup de professionnels de santé ne se déplaçaient pas, comme tous les Français. Certains ont été en première ligne pour prendre en charge les patients. Se déplacer, fermer un cabinet était compliqué. Ils ont donc privilégié le distanciel et le e-learning. 4 ans après, on se rend compte qu’il s’agit en fait d’une modification structurelle des comportements. C’est un réel changement de paradigme auquel on assiste
Les motifs sont multiples. D’abord, les tensions d’effectifs dans les territoires, en établissement de santé ou en ambulatoire. Pour un certain nombre de professionnels, partir un ou deux jours, c’est complexe. Le e-learning, c’est la possibilité de se former le soir, le weekend, pendant une heure de libre. C’est une bonne façon de gérer à la fois les tensions, le travail quotidien et la formation.
Le second motif, c’est l’arrivée d’une autre génération de professionnels de santé, adeptes du numérique dans leur vie quotidienne, des réseaux sociaux, des jeux vidéo, mais aussi dans le cadre de leurs études. De plus en plus, ceux-ci utilisent des données en ligne pour s’exercer, pour travailler. C’est une génération qui est habituée à apprendre via les outils numériques. Au-delà des inscriptions sur le e-learning pur, on a aussi beaucoup d’inscriptions en apprentissage mixte et en classe virtuelle. En fait, le tout présentiel est devenu complexe à mettre en place. En 2016, au moment de la création de l’Agence, le modèle prégnant, c’était le présentiel, ce qui n’est plus du tout le cas actuellement.
A noter dans ce cadre qu’il existe une distorsion entre l’offre et la demande, puisque majoritairement, les ODPC continuent à faire ce qu’ils avaient l’habitude de faire, c’est-à-dire déposer des actions en présentiel, alors que majoritairement, les professionnels s’inscrivent à du e-learning, de la classe virtuelle, ou du mixte.
Laurent Deneau : Oui, sur le format mixte, on observe une vraie évolution. En 2022, les actions mixtes étaient composées à 44 % d’heures non-présentielles. En 2023, c’est 60 % d’heures non-présentielles. Il y a une réelle apparition dans le format mixte aujourd’hui, c’est le format mixte classe virtuelle et non présentiel. Et ça, depuis 2023.
Dokeos : Quels sont les enjeux de ces évolutions ?
Michèle Lenoir-Salfati : Le premier enjeu, c’est de rendre qualitatives ces actions de formation en e-learning. Chapman, spécialiste du sujet, distingue trois niveaux de e-learning : le premier (modèle des anciens MOOC), des diapositives en ligne avec parfois une petite question. Rien de passionnant. D’ailleurs, on ne les accepte plus. Le deuxième niveau introduit de l’interactivité. Ce sont des réponses à des questionnaires, des quiz, des exercices à réaliser, de la résolution de cas clinique en ligne, etc. Globalement ce qui est proposé aux professionnels à ce stade. Le troisième niveau n’existe pas encore à ce stade : Serious Game, simulation en ligne. L’enjeu est d’amener progressivement les ODPC à concevoir des actions de niveau 2 de plus en plus qualitatives et de les amener à proposer des actions de niveau 3.
Au-delà de ces niveaux, la question fondamentale est savoir s’il suffit de s’auto-former en ligne. Il y a une nécessité de temps d’échange, de tchats, d’échanges avec leurs pairs, d’avoir un retour de la part des formateurs. Actuellement, j’ai l’impression que nos professionnels de santé sont beaucoup livrés à eux-mêmes face à l’écran. Ce qui a une conséquence importante. A la réception des soldes, un certain nombre de professionnels commencent leurs actions de formation mais ne vont pas au bout. Cela signifie qu’ils ne sont plus soutenus dans leur intérêt, dans leur progression, etc. On doit travailler sur ce point.
Le deuxième enjeu, c’est la longueur de ces actions e-learning. Vous imaginez des formations de 14 heures en e-learning ? Je ne sais pas comment les professionnels tiennent, surtout sans interactions.
Pour répondre à cet enjeu, un mouvement se dessine, y compris dans les pays anglo-saxons, nous en avons discuté avec d’autres organismes accréditeurs aux Etats-Unis ou au Canada, c’est le micro-learning. Plutôt que de suivre une action de 10 heures, pourquoi ne pas proposer aux professionnels des parcours de formations courte et denses d’une heure ? Le Haut Conseil du DPC travaille aujourd’hui à définir les critères d’une formation e-learning de qualité et les critères qualité d’actions en micro-learning.
Le troisième enjeu pour nous, c’est de trouver le bon modèle économique. Celui du e-learning n’est pas le même que le présentiel. Le présentiel, c’est un double investissement, de conception, et de réalisation. Le e-learning implique un investissement de conception sans doute plus important, parce qu’il ne s’agit pas seulement de concevoir le contenu, mais aussi de le mettre en ligne. Mais on peut assez rapidement amortir ce coût. L’action de formation e-learning publiée depuis trois ans, faut-il continuer à la payer la troisième année comme la première ? C’est une question sur laquelle nos instances travaillent, notamment les sections professionnelles et le conseil de gestion.
Dokeos : Vous mentionniez des travaux en cours sur les futurs critères qualité du e-learning et les modalités spécifiques de son remboursement. Justement, qu'est-ce qu'une action e-learning de bonne qualité, selon vous ?
Michèle Lenoir-Salfati : J’attends l’avis du Haut Conseil du DPC. Je suis convaincue que l’interactivité est essentielle : le professionnel ne doit pas se retrouver tout seul à 100 % face à son écran. Il doit avoir des retours réguliers sur son activité d’apprentissage.
Dokeos : Les actions e-learning seront-elles moins remboursées que les actions en présentiel ?
Michèle Lenoir-Salfati : Non, mais différemment. Pour une action présentielle, outre les coûts de conception, il y a des frais fixes et récurrents (formateur, salle, etc.). Le e-learning représente un gros investissement qui est amorti progressivement. C’est cet amortissement qu’il faut penser.
Dokeos : Le rapport souligne une autre augmentation, c’est l’utilisation des EPP (Evaluation des pratiques professionnelles). Etes-vous satisfaite ?
Michèle Lenoir-Salfati : C’est une bonne nouvelle que les ODPC s’emparent de l’EPP, mais la qualité n’est pas nécessairement au rendez-vous. Nous avons des actions d’excellente qualité mais aussi ce que j’appelle de l’EPP opportuniste qui a pour origine la meilleure prise en charge décidée par les sections professionnelles. Il existe un coefficient multiplicateur de 1,3 pour l’EPP et la gestion des risques par rapport aux tarifs de base. Mais si l’on se contente d’ajouter, à une action de formation de 7 h, 1 h d’audit avant et 1 h d’audit après, peut-on vraiment appeler ça une EPP ? Je ne suis pas sûre. Les CSI, les commissions scientifiques indépendantes, évaluent défavorablement un grand nombre de ces EPP.
Nous devons à ce titre accompagner les ODPC dans une meilleure appropriation des méthodes. C’est la mission de la nouvelle direction de la relation avec les usagers et de l’accompagnement, qui s’emploie à accompagner les ODPC dans l’appropriation des méthodes d’EPP par des fiches méthodes, par des webinaires, notamment celui du 3 octobre prochain sur la simulation en santé.
Il faut également noter que beaucoup d’EPP se font dans le cadre de programmes intégrés et il faut qu’on travaille sur les attendus d’un programme intégré. Aujourd’hui le cœur des programmes intégrés c’est un programme de formation auquel on ajoute deux heures d’audit. Cela présuppose que si l’évaluation de la pratique du professionnel par le professionnel montre un écart de pratique par rapport à la pratique recommandée, c’est forcément qu’il ne la connaît pas. Or on sait que ce n’est pas le cas. Il faudrait que le programme de formation tienne compte des résultats de l’audit et de l’analyse de ces résultats par les professionnels.
Un exemple : Selon les critères et des recommandations d’Ottawa, on ne pratique pas de radiographie en cas d’entorse bénigne de la cheville. Si l’audit fait apparaître que dans 6 cas sur 10, une radio a été faite, ce n’est sûrement pas par méconnaissance des critères et il ne sert à rien de les rappeler pendant 7h.
Dokeos : Envisagez-vous justement de nouvelles modalités pédagogiques pour les EPP ?
Michèle Lenoir-Salfati : Impossible. Les EPP doivent s’inscrire dans les méthodes HAS. En revanche, nous devons travailler autour du programme intégré.
Dokeos : Au 31 décembre 2023, le nombre d’organismes habilités à proposer des actions de DPC atteint 2.726, soit 2,1 % de plus qu’en 2022. Bonne ou mauvaise nouvelle ?
Michèle Lenoir-Salfati : Cela n’est pas une bonne nouvelle car ces nouveaux ODPC apportent très peu de valeur ajoutée. Et d’ailleurs, très peu d’entre eux – 571 – déposent véritablement des actions. Certains organismes viennent chercher un label et cela leur suffit.
Dokeos : Face à l’augmentation constante du nombre d’ODPC par rapport à la stagnation du budget du DPC, le rapport évoque « une tension voire un éclatement de la bulle économique ». Pourquoi ?
Michèle Lenoir-Salfati : Effectivement, il existe cette crainte assez majeure d’une bulle économique. Le nombre d’ODPC augmente dans une enveloppe fermée. A un moment, la bulle éclatera, c’est-à-dire que seuls vont rester ceux qui ont un business plan équilibré et proposent une offre innovante aux professionnels de santé.
Dokeos : L’évolution est paradoxale alors que l’ANDPC a renforcé de façon accrue ses contrôles qualité.
Michèle Lenoir-Salfati : Oui nous les avons renforcés. On a des demandes régulières mais on en refuse de plus en plus.
Dokeos : En 2023, 2 ODPC ont été désenregistrés pour fraude, et 12 autres pour une évaluation défavorable. Le ménage a-t-il été fait ?
Michèle Lenoir-Salfati : Le « ménage » est en cours. En 2024, nous avons notamment accéléré les désenregistrements pour fraude dès la première fraude financière. Il peut aussi nous arriver de porter plainte. En 2023, nous avons porté plainte contre un organisme de DPC dont les dirigeants ont été condamnés à 3 mois de prison avec sursis.
Dokeos : 31 % des actions de DPC ont été rejetées cette année. Quelles en sont les raisons ?
Michèle Lenoir-Salfati : Deux raisons principales : l’action n’entre pas dans les orientations prioritaires, ou la méthode est mal déployée. Certains ODPC pensent pouvoir déposer auprès de nous l’ensemble de leur catalogue. C’est non. Les actions doivent répondre aux orientations prioritaires et déployer les méthodes HAS de manière conforme.
Dokeos : Concrètement, comment est évaluée une action par l’ANDPC ?
Michèle Lenoir-Salfati : Au niveau de la décision de publier ou non une action, trois critères sont centraux. Le premier, c’est le respect des orientations prioritaires. Le deuxième, c’est le déploiement conforme de la méthode HAS visée. Le troisième, c’est la cohérence du public cible. Pour qu’une action soit publiée, ces trois critères doivent être remplis.
L’évaluation par les commissions scientifiques indépendantes va plus loin. Elles vérifient si l’action est bien construite pédagogiquement. Elles vérifient si, dans le temps imparti, il est possible de tenir tous les objectifs de façon approfondie. Elles vérifient si l’action se fonde bien sur les dernières données actualisées de la science.
Dokeos : A ce sujet, des organismes DPC se plaignent régulièrement de la charge administrative et du flou des directives. Que leur répondez-vous ?
Michèle Lenoir-Salfati : Les directives sont extrêmement claires. Mais effectivement, nous avons une exigence de qualité qui nécessite une formalisation : de définition d’objectifs pédagogiques, de ciblage de public, de déroulé pédagogique etc. La formation professionnelle est assez largement financée sans beaucoup de contrôle, ce qu’a mis en exergue la Cour des Comptes à plusieurs reprises. L’objectif du DPC, c’est d’avoir une offre vraiment qualitative et contrôlée. Et donc exigeante.
Dokeos : L’ANDPC a communiqué davantage cette année, en proposant notamment plusieurs webinaires de bonnes pratiques. Quel est l’objectif ? Accompagner davantage les ODPC ? Comment l’agence envisage-t-elle sa relation avec les ODPC ?
Michèle Lenoir-Salfati : En huit ans, les choses s’améliorent. Mais un grand nombre d’organismes souffrent encore d’un déficit de compétences en ingénierie pédagogique, et sur les méthodes d’évaluation de pratiques et de gestion des risques de la HAS.
Notre objectif est celui d’un équilibre entre contrôle et accompagnement. Nous restons exigeants mais tout en accompagnant les organismes. Les fiches méthodes et webinaires, sur l’audit clinique, sur la vignette clinique et, le prochain, le 3 octobre, sur la simulation en santé, sont les premières réponses.
Sabine Cohen-Hygounenc : Nous avons également engagé une démarche d’écoute des organismes et de travail collaboratif.
Dokeos : On voit se développer des pratiques de location de formations entre organismes. Que pensez-vous de cette pratique ?
Michèle Lenoir-Salfati : J’ai du mal à en comprendre le sens. Une certitude, on ne peut pas considérer comme ODPC un organisme qui se contenterait de déployer les actions conçues par un autre. Il s’agit seulement d’un sous-traitant. C’est également un sujet à travailler avec le Haut Conseil.
Dokeos : En tant qu'éditeur de plateforme LMS, nous cherchons sans cesse à améliorer nos outils pour aider les ODPC à améliorer leurs pratiques pédagogiques et apporter toujours plus de détails dans les reportings de suivi. Voyez-vous des points d'amélioration des plateformes logiciels pour améliorer cette qualité et fluidifier encore les relations entre l'ANDPC et les ODPC ?
Michèle Lenoir-Salfati : Sur le contenu, non. J’identifie un point d’amélioration absolue des plateformes LMS, c’est de parvenir à nous donner exactement, précisément, les temps de connexion des professionnels de santé et le pourcentage de réalisation des modules, ce que beaucoup de plateformes ne permettent pas.